Était-ce la fierté qui m'avait fait agir de la sorte ? Je pense à présent avoir eu tort. Certes, la démence à corps de Lewy met plusieurs années à annihiler la personnalité de sa victime, mais ma susceptibilité génétique se combine aux effets pervers des neurotoxines thargoïdes, et démultiplie la vitesse de propagation de l'alpha-synucléine anormale. Le prion se développe de façon exponentielle, bien plus vite que dans la maladie classique. Jamais je n'aurai le temps de vaincre Caster dans le temps imparti. J'ai perdu sur tous les fronts. Tel Icare, promis à un avenir radieux, je me suis brûlé les ailes, à trop vouloir crever le ciel par mon ascension fulgurante. Je n'aurais jamais dû faire ce choix.
Au lieu de serrer la main holographique de la Némésis des Black Birds, je refermai mon poing, pour l'abattre violemment sur la console de contrôle holographique. Un craquement sourd se fit entendre, et aussitôt après, l'image amicale disparut.
« Va te faire foutre, petit merdeux. Je vais bien finir par te mettre la main dessus. »
A mon retour à Samson, je vis un message en attente. Giblood m'avait écrit : « Salut, toi. Dis donc, t'as vraiment pas de bol, parce que sitôt après ton départ de Colonia, j'ai trouvé ce code de connexion sur plusieurs serveurs du coin. J'ai tout compris. On va l'avoir. Je te ramène tout ça, et on le coince dans la journée. J'ai de quoi fêter ça. Je suis à LHS 538. Une dernière chose : évite de dire à Phoneix que je reviens, et où je suis... disons que je veux lui faire une surprise. »
Je me levai prestement. « Je te tiens, saligaud. »
Alors que je me dirigeai vers mon pad, l'alarme retentit soudain. Ce que j'entendis me glaça le sang : « À tous les pilotes : allez à votre vaisseau de combat, un traître à notre Dictateur a été repéré dans le système LHS 538. Récupération de cargaison et destruction de la cible exigées. De plus amples informations seront diffusées sur la fréquence 779,32 dans les minutes qui suivent. Je répète. », et le message se répétait de nombreuses fois. Ma messagerie était espionnée par Phoneix.
Je pris la seule décision qui s'imposait : je fonçai vers les pads. En chemin, je croisai Zaro Dime. Je le hélai : « Zaro, attend-moi une seconde, s'il-te-plaît ! » Il se retourna, et m'attendit.
« Qu'y a-t-il, Dains ?
_ As-tu confiance en moi ?
_ Pardon ?
_ Je te demande, si tu as confiance en moi, mon ami. » Je le vis hésiter, pensant probablement à l'incident de la patrouille. Je me mordis les lèvres. « Je t'en prie. Je suis parfaitement clair, tu le vois bien, non ?
_ Oui, j'ai confiance en toi. Pourquoi ?
_ Parce que je vais trahir notre Dictateur, pour le bien des Black Birds. » Il prit un air horrifié. « Giblood a des données extrêmement précieuses, et je dois absolument les récupérer. Il faut protéger Giblood à tout prix. Grâce à ces données, on va coincer Caster.
_ Je te suis, mon ami. »
Nous avions regroupé autour de nous un petit groupe. Falco, Nak1boul, Kikored, Jimoo et Katosh avaient accepté de se joindre à nous, et à risquer la cour martiale, un Phoneix colérique en guise de juge et de bourreau, une potiche en guise d'avocat de la défense. Nos vaisseaux arboraient fièrement les couleurs des Black Birds. Malgré les apparences, nous voulions le bien de nos futurs adversaires. Je fis un bref discours dans le canal radio :
« Merci à tous, mes amis. On va probablement se faire démonter. Ils sont en surnombre. Mais aujourd'hui, nous avons la possibilité de marquer l'histoire des Black Birds. Nous devons protéger le commandant Giblood à tout prix, au moins le temps qu'il me transmette un paquet de données vitales. Faites au mieux pour survivre, mes frères. Si nous y arrivons, nous pourrons laver notre honneur. Si nous échouons, l'histoire se souviendra de nous comme des traîtres. Nous n'avons pas le droit de faillir. » Une nuée de « hourra ! », d'« en avant ! », et de « pour l'honneur ! » inondèrent le canal radio.
Je sors ma tablette de lecture. Une lueur blafarde illumine le trou. Les larmes aux yeux, je relis pour la neuvième fois les données de Giblood. Ce code ne s'appelle pas « Samsara » pour rien. Et dire qu'il a fallu que je voie ces données pour enfin comprendre !
L'Anaconda « la Cuvée du Prince » nous attendait dans les anneaux gelés. Giblood ouvrit un canal audio, et la conversation débuta entre Jimoo et lui, sur un ton familier, presque insouciant. Une conversation d'alcooliques. Dire qu'on allait peut-être louper une occasion en or de vaincre notre pire ennemi, qu'on risquait la cour martiale, pour... quelques bouteilles d'alcool ! Je me dis en mon for intérieur : « Giblood, t'es bien gentil, mais qu'est-ce qui t'a pris, de provoquer ainsi la fureur de notre chef ? On va peut-être crever, voire pire, pour que tu puisses te bourrer la gueule peinard ? Quelle déception. »
Au lieu de ça, à l'annonce de l'arrivée de l'Ordre Noir, j'ouvris un canal privé : « Gigi ? Cette fois, t'as fait fort, pochetron ! Bon, balance les données et explique-moi rapido. » J'écoutai le récit de Giblood en même temps que je tentais d'esquiver les tirs. La barre de transfert de données se remplissait bien trop lentement à mon goût.
« Alors, tout d'abord, il était présent en même temps que toi à Colonia, mais masquait sa présence partout où tu passais, au moment précis où tu te dockais.
_ Sans blague ? Ça explique pas mal de choses.
_ Ah oui, le plus étonnant, c'est qu'il était encore sur place, alors que tu rentrais à la maison, pour aller l'affronter. Fou, non ?
_ Pardon ? » Je commençai à comprendre. Les pièces du puzzle s’imbriquaient lentement dans mon esprit. Trop lentement. J'entendis la voix éraillée de mon COVAS : « transfert de données terminé. » Je compris en regardant les données. Tout spectateur dans le cockpit aurait vu l'horreur s'afficher sur mon visage. Elle n'a pas duré longtemps. J'étais complètement désemparé par ce que je voyais, à tel point que je ne faisais plus attention à mon environnement. Quelques tirs bien placés eurent raison de mon bouclier, et ma coque n'était pas taillée pour encaisser autant de tirs en même temps. Je fus tiré de ma contemplation par l'alarme de dépressurisation.
M'apercevant de mon erreur, je pris tout juste le temps de détruire l'ordinateur de bord de mon vaisseau d'un coup de pistolet à aiguilles bien placé, et de récupérer une clef, avec toutes les données utiles. Le Shooting Star vécut son dernier feu d'artifice, quelques secondes après mon éjection. Les quelques passages des archives Black Birds, que je lisais dans la capsule d'éjection, finissaient d'emboîter le puzzle. Tout était maintenant clair pour moi. J'aurai bientôt besoin d'être convaincant, et j'espère l'être assez pour persuader Phoneix, avant qu'il décide de me raccourcir.